Le livre est le format traditionnel de la littérature. Après tout, ne dit-on pas que Gutenberg, sur sa presse tout juste inventée, a imprimé la Bible comme premier produit? Pas un journal, ni une lettre, mais bien un livre ma foi assez épais. Si le livre demeure aujourd’hui le format privilégié par les éditeurs et les auteurs, certains osent produire dans des formats différents. En fait, le livre en tant qu’objet peut déjà se diversifier en quantité de formats différents, les principaux étant, dans le domaine de la fiction, le roman et le recueil. La différence entre les deux, vous la connaissez: le roman consiste en la relation d’une histoire d’une certaine longueur tandis que le recueil, qu’il soit de nouvelles, de poésie ou de pensées relève du collage, de la collection, et réunit plusieurs textes distincts, plus ou moins liés entre eux par le contexte, le style, la forme.

Pourtant… publier des livres est-il la seule façon de produire de la littérature? La réponse, bien sûr, est non. D’abord parce que certains livres s’éloignent des formes traditionnelles (de narration, de construction de l’histoire).  Pensons par exemple aux livres « dont vous êtes le héros », ces livres-jeux, hybrides entre le jeu de rôle et le roman proprement dit, où le lecteur choisit, parmi les options qui lui sont présentées, celles qu’il préfère, en espérant arriver au résultat correspondant à une « victoire ». Certains poussent le concept plus loin, insérant des fiches de personnages où les choix influencent la lecture, d’autres incluent de la recherche d’indices dans des images, l’utilisation de dés ou de fiches de pointage. Ici, le livre devient un outil de divertissement qui déborde du cadre de la littérature: on joue avec le livre, avec l’histoire même. Le lecteur devient auteur, l’espace d’un instant. Il dirige la destinée des personnages, dans un cadre défini, certes, mais il est Dieu pour quelques minutes, et partage ainsi le privilège de l’auteur. Et ce type de livre permet à l’auteur de raconter plusieurs histoires simultanées avec les mêmes personnages, donc d’éclater la limite linéaire du récit: en créant plusieurs destins qui concourent, l’auteur touche à un fantasme. Celui de ne pas avoir à choisir. Celui de pouvoir exploiter plusieurs idées qu’il aurait dû normalement rejeter.

Il y a ceux qui trichent, aussi. Qui produisent des romans interreliés qui peuvent se lire dans des ordres différents. Je me souviens d’une minisaga reliée aux Royaumes-Oubliés, dont le concept était qu’en débutant au premier roman, on pouvait ensuite passer au second ou au troisième, puis, selon le choix, on passait à l’un des suivants, pour aboutir au neuvième. Donc, on pouvait finalement lire quatre livres et avoir « terminé » la saga. Il était aussi possible de lire les livres de 1 à 9 dans l’ordre sans se casser la tête. Ici, le choix du lecteur est optionnel, ce qui fait que la petite série est à la fois un roman traditionnel et un livre-jeu, unissant donc deux formats normalement incompatibles.

Une autre forme qui éclate les limites est le feuilleton. Pourquoi? Parce que l’auteur doit produire sous pression, qu’il doit accrocher le lecteur à la fin de son épisode, mais qu’il doit aussi permettre à celui qui arrive après un moment d’embarquer dans la lecture sans heurts. Ici, le récit n’est plus sous forme de livre, mais habituellement publié sur un autre support à publication périodique (journal, revue). Certains des grands auteurs (Dumas, Dickens) ont publié en feuilleton. Ici aussi, il est possible d’avoir interaction entre le lecteur et l’auteur qui influence l’intrigue, sauf que l’interaction est plus directe: les lecteurs peuvent commenter et suggérer, et ainsi participer, indirectement, à la création finale. Au niveau de l’idéation, mais c’est quand même une autre limite entre le créateur et le consommateur qui s’estompe. Bien sûr, on peut tricher, comme Stephen King l’a fait (selon certaines sources) avec sa Ligne Verte, en publiant un feuilleton en livres tout en ayant tout écrit d’avance. C’est aussi le fonctionnement de la collection Epizzod, de la Courte Échelle: le jeu du feuilleton est intéressant, mais ici il n’est qu’à sens unique. L’histoire est conceptualisée d’avance. Ce qui n’empêche pas que l’idée d’offrir un nouveau petit livre aux deux semaines est intéressante.

En fait, la version moderne du feuilleton serait peut-être la série de romans: avec un certain espacement entre les parutions, il y a plus de chance d’interactivité entre l’auteur et les lecteurs, particulièrement avec Internet. Les forums, listes de discussion, blogues, courriels, groupes sociaux de type Facebook… c’est plus facile de rejoindre un auteur présentement que jamais. La prochaine étape sera la télépathie avec notre auteur favori! Bref, les lecteurs peuvent participer à la création des séries, en soumettant des idées qui peuvent aider l’auteur à développer la suite des péripéties et enjeux qu’il veut présenter. Quoique finalement, l’interaction existait déjà: je pense à Marion Zimmer Bradley, qui avait ouvert son univers de Ténébreuse aux lecteurs qui voulaient écrire des fanfics, allant même jusqu’à publier des collectifs des meilleures nouvelles. Étrangement, suite à un refus de publication de son éditeur (MZB contredisait, dans un manuscrit de roman, les péripéties racontées dans une nouvelle d’une fan publiée dans un recueil de nouvelles, l’éditeur soutenant qu’il ne pouvait publier deux versions totalement différentes d’un même événement), l’auteure décida que tout auteur de fanfic se ferait poursuivre en justice.

Jusqu’où peut-on aller pour faire éclater les limites? Une des réponses intéressantes provient de Marie Laberge et de son dernier projet: le roman épistolaire sous forme de vraies lettres envoyées par la poste aux lecteurs qui auront acheté le « forfait ». Ce qui est intéressant, ici, c’est que les lecteurs ne recevront pas nécessairement tous la même lettre: une discrimination majeure est celle basée sur le sexe. Les hommes et les femmes liront des témoignages différents. À quel point, je ne sais pas, mais l’idée est intéressante, et représente une limite que j’aimerais beaucoup explorer, même si je n’ai aucune idée de la faisabilité de la chose…

Quelle est cette idée? La publication mensongère. Sous l’apparence de raconter une histoire, en raconter plus d’une. Produire un livre en différentes versions: dans certains, la fille crève, dans d’autres, non. Dans certains le père était alcoolique, dans d’autres il est mort frappé par une voiture. Changer des détails comme ça. Jouer avec le lecteur, se foutre un peu de sa gueule, éclater la limite qui nous fait avoir confiance au narrateur. Après tout, il pourrait mentir, celui-là. J’imagine déjà les gens qui jasent de la suite, et qui réalisent qu’ils n’ont pas lu exactement le même livre. « Je me demande si son père alcoolo va revenir briser sa vie. » « Mais de quoi tu parles? Son père est mort quand il avait 4 ans. » « Vous êtes fous, tous les deux. Son père porte maintenant un costume noir et il respire fort, en répétant, face à la fenêtre de l’asile, qu’il est le père de Luc. »

Me reste juste à trouver un éditeur assez mongol pour me supporter dans ce projet!

L’ambition de l’écriture (2): Éclater les limites
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8 avis sur « L’ambition de l’écriture (2): Éclater les limites »

  • 17 décembre 2008 à 22:26
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    Bonne idée, ton concept! C’est dommage que ça demande de multiplier les couts d’impression : si tu as quatre versions différentes, il faut faire 4 tirages plutôt qu’un, donc 4 mises en page, 4 ISBN (peut-être), etc.

    Si j’étais éditeur et riche, je serais assez fou pour te publier :)

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  • 18 décembre 2008 à 11:10
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    Haha, le concept est terrible! Pauvre professeur qui choisi ce livre et demande a ses élèves d’en faire l’analyse pour se rendre compte que ce n’est pas tout le monde qui parle des mêmes trucs =)

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  • 18 décembre 2008 à 16:33
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    Tout a déjà été fait, Mathieu. Je suis convaincu qu’on trouverait plusieurs éditeurs qui se sont amusés avec ce concept. Y’a même eu des films qui ne finissaient pas de la même façon dépendant de la salle où tu allais le voir. Comme le souligne Dominic, le problème est que ça complique le travail de l’éditeur. C’est déjà pas facile de faire de l’argent avec un roman en temps normal!

    Joël

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  • 19 décembre 2008 à 19:09
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    Je n’ai pas de titre de livre en tête mais il n’y a pas un français qui avait fait ça?

    Exemple de film : « Clue » (1984?) qui présentait trois fins différentes (donc des coupables différents) selon la salle où on se trouvait. En DVD on a la même chose avec quelques films (Destination ultime 3… )

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  • 21 décembre 2008 à 16:46
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    Et bien, moi je crois que ça serait vraiment spécial une telle diffusion d’un roman. Tout est réalisable, il s’agit de trouver les bonnes personnes et elles existent! Parfois c’est juste le «timing» qui doit être bon.

    Moi c’est l’idée d’envoyer aux lecteurs les lettres de l’histoire que je trouve génial. Mais ça pourrait se faire autrement aussi par le Web c’est tellement plus accessible, pas de coût d’impression, juste des abonnements les frais de création seraient minimisés. Ça peut être juste une expérience sans nécessairement écrire un livre qui doit absolument enregistré avec un code ISBN.

    Enfin… l’idée est présente, elle existe et elle circule… faut s’attendre à ce que ça puisse se réaliser. Ne dit-on pas que lorsque nous avons une idée, il s’avère que d’autres personnes ailleurs dans le monde ont la même idée que nous dans la tête?

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  • 8 février 2009 à 0:53
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    En parlant de mongol, il y a Le Dictionnaire Khazar, qui existe en deux versions (une masculine, une féminine, et je soupçonne que Marie Laberge en connaît l’existence) et qui peut se lire de toutes les manières possibles parce que ce n’est pas linéaire.

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