Dans mon précédent billet, j’expliquais comment j’avais abandonné le cégep, notamment en voulant me lancer dans la bande dessinée, décision qui s’est avérée un échec total.

Sans blague, j’en reviens pas encore comment j’ai lâché un projet aussi rapidement.

J’ai dû choisir de ne pas rentrer à ma 3e session de cégep à la fin de l’été, car en juillet, je me suis trouvé un nouvel appartement à Lévis, avec de nouveaux colocs. Logiquement, si je voulais rester à Lévis, c’est que je pensais fréquenter le cégep… Sinon, pourquoi rester là-bas???

Donc, je suis cette logique : j’ai dû prendre la décision de faire de la BD quelque part entre juillet et septembre. Ça ne m’a pas laissé une grande fenêtre pour pratiquer mon art, parce que je me souviens avoir paqueté mes affaires pour (disons-le comme ça) crisser mon camp de Lévis au début d’octobre.

* * *

J’ai fait de la BD pendant quelques semaines en septembre, en 2000. Ça me semble plausible, comme je n’ai produit que 5 planches durant cette brève aventure. Cinq horribles planches. Nulles, nulles, nulles.

Ainsi, je me retrouvais à Lévis avec rien d’autre à faire que jouer à Diablo II et à Quake III.

Je peux vous jurer que, durant cette période, mon sentiment d’accomplissement personnel ne volait pas haut.

En plus, mes colocs suivant encore leurs cours au cégep. Ils me racontaient leur journée et finissaient par me dire : « Tu pourrais revenir aux cours, t’es encore sur les listes de présence », et moi je répondais : « ÇA ME TENTE PAS! », bien plus par orgueil qu’autre chose. Le soir, je me couchais sur mon lit et je regardais le plafond, perplexe. Comment en étais-je arrivé là? Il me semble que j’avais toujours été un élève modèle au secondaire. Et là, je « pétais ma coche ». Il fallait que je sacre mon camp.

C’est ce que j’ai fait.

En octobre, mes parents sont arrivés avec leur remorque. On a paqueté les meubles. Je suis retourné à Saint-Odilon, et donc à la case départ.

* * *

Si je foirais à Lévis, chez mes parents, c’était encore pire.

J’avais toujours ce sentiment de merde à l’intérieur de moi, celui qui te ronge l’intérieur quand tu réalises que tous tes amis marchent sur le chemin qui mène à leur emploi de rêve. Et moi, mon bateau avait coulé, je me suis échoué sur les berges de mon village natal.

J’ai vraiment rien foutu pendant 6 mois.

Vraiment rien.

À un certain moment, j’ai essayé de me reprendre en main en participant au programme Jeunes Volontaires du centre local d’emploi. On a accepté le projet (vouloir ouvrir une boutique de hobby… en Beauce), mais je n’ai pas dépassé le stade de l’autoformation.

Sacrament! « Pas motivé », tu dis?

* * *

À un certain moment, mon père, qui voyait que je devenais une vraie loque humaine, m’a suggéré de donner mon nom chez Olymel, l’usine de désossage de porcs où il travaillait depuis plusieurs dizaines d’années. J’ai réfléchi quelques jours à sa proposition. Ça avait du bon sens. Et qu’est-ce que j’avais à perdre? Si j’aimais pas ça, j’avais juste à démissionner.

Lol.

* * *

J’ai donné mon nom, et le 21 mars 2001 (je me souviens de la date, car c’est à ce moment précis que j’ai envoyé ma liberté à la boucherie, et c’est pas peu dire), j’ai eu un appel des ressources humaines chez Olymel. J’entrais la semaine prochaine.

Cool.

J’ai commencé à faire du covoiturage avec d’autres travailleurs qui habitaient Saint-Odilon (il y en avait quand même pas mal) et j’ai entrepris ma formation.

En fait, j’étais pas tellement étranger avec l’environnement d’Olymel. J’avais travaillé là pendant tous les étés depuis que j’avais 16 ans. La différence, c’est que lorsque c’est un emploi étudiant, tu sais que tu vas sortir de là à la fin de l’été. De la merde, donc, t’es capable d’en prendre. Tu te dis tout le temps : « C’est pas grave, il me reste deux mois » ou « Dans un mois, c’est fini ». Mais quand tu entres là à temps plein…

Autre chose : durant l’été, il y a plein d’étudiants et d’étudiantes. En septembre, à la rentrée des classes, tout ce beau monde s’en va. Et il ne reste que les « réguliers ».

Je n’écris pas « régulières », car dans cette usine, il n’y avait effectivement que des hommes (à la seule exception des inspectrices). Que. Des. Hommes. Mille-six-cents mâles, pour être plus précis.

Laissez-moi vous dire une chose : des commentaires débiles, j’en ai entendus en TABARNAC.

* * *

Discussions sur les chars. Commentaires sexistes et dégradants. Le hockey. L’usine en tant que telle.

C’était les seuls sujets de conversation.

Et je suis sérieux.

Si on ne chialait pas sur les « boss » ou le syndicat, on ne parlait que de chars-sports-femmes.

Parfois, j’ai essayé de faker que je m’intéressais vraiment à ces choses, mais je pense que ça paraissait dans ma face que ça m’ennuyait à mort. Bref, je ne parlais à presque personne, et ça me convenait.

Si j’ai un petit côté cynique, j’ai dû le développer là-bas.

* * *

Qu’est-ce que tout ça a à voir avec Alégracia, vous me direz? J’y arrive. Patientez un peu.

* * *

Je travaillais donc dans un environnement infernal. Mais au moins, je faisais de l’argent. Car à l’époque, bosser chez Olymel, c’était très payant. Sur les tables de désosseurs, on pouvait facilement avoir 21 $ / heure. Pour un travail d’usine, c’est exceptionnel. J’ai donc pu ramasser un certain montant, assez pour ne plus savoir quoi faire avec.

Et comme j’avais l’impression d’avoir cessé d’évoluer depuis un certain temps, je me suis dit que ce serait sûrement une bonne idée de me trouver un appartement. Un chez moi, bien à moi. (Parce que j’habitais encore chez mes parents, je le rappelle.)

Mon frère était à peu près dans la même situation que moi, alors on a décidé de se louer ensemble un duplex à Sainte-Marie-de-Beauce.

* * *

La vie s’est un peu améliorée. Pas que je haïssais habiter chez mes parents, mais en ayant mon propre domicile, ça me permettait d’avoir un peu de contrôle sur mon environnement.

Au même moment, je suis entré dans une spirale de consommation infernale.

Travailler me faisait chier, mais dans ma tête, j’avais rien d’autre à faire. Si je démissionnais, je ferais quoi? Il aurait fallu que je me trouve un autre emploi, dans une autre usine. J’avais pas de diplôme, rien, et en Beauce, les emplois de bureau ne pleuvaient pas.

Je suis donc resté chez Olymel par défaut.

Je me suis acheté un char. Et plein de bébelles technologiques. Parce que, hein, c’est ça qui rend heureux. J’ai entre autres été le fier possesseur d’une caméra numérique qui prenait des photos en 640 x 480 pixels. 899 $, facture à l’appui. Je mangeais plusieurs fois par semaine dans les restaurants.

Bref, je flambais mon argent comme un con.

Parce qu’il me restait juste ça à faire.

J’étais devenu la mascotte de la société de consommation.

* * *

J’avais 1 minute et 6 secondes pour désosser mon morceau de viande. Je m’occupais des longes de porc.

J’ai tellement fait les mouvements souvent que même 15 ans plus tard, je pourrais reproduire la séquence sans problème.

Le morceau arrivait sur un tapis roulant, tu le prenais, tu mettais les os dans un trou et le morceau désossé dans un autre. Et puis arrivait une autre longe.

Une minute et 6 secondes.

Tout ça dans le froid (il faisait 7 degrés Celcius), dans un bruit extrême et dans un environnement pas du tout propice à la relaxation.

Et comme je ne participais pas vraiment aux discussions sur la table de désossage, j’ai décidé d’être dans ma bulle. Vraiment dans ma bulle.

La compagnie distribuait des bouchons pour les oreilles. J’en mettais chaque jour. Et par-dessus, je mettais un casque insonorisant.

Ce combo coupait tellement le son que lorsque j’ouvrais la bouche, les bruits en provenance de la gauche semblaient provenir de la droite. C’est que les sons entraient par l’orifice buccal et allait faire vibrer le tympan par « l’intérieur ». Un effet vraiment bizarre.

Donc, j’entendais rien. Et je disais rien.

Chaque jour.

* * *

Heureusement, j’ai jamais vraiment perdu ma passion pour le dessin. La table inclinée que j’avais achetée à Lévis, je l’ai apportée à Sainte-Marie-de-Beauce. J’avais un bureau assez grand, donc il y avait amplement de la place pour mon ordinateur et mon matériel d’artiste.

Je travaillais de soir et j’avais ma routine. Je me levais vers 9 h, je jouais à l’ordinateur ou je dessinais un peu, je dînais, en après-midi, je faisais mes commissions, et vers 3 h 30, je partais chez Olymel. Mon shift commençait à 4 h 30 et se terminait à 0 h 30.

Je gardais mes vieilles habitudes. Mes dessins étaient encore très médiévaux. Mais comme j’avais pas de blonde, pas d’enfants et pas vraiment de responsabilités, je pouvais m’appliquer énormément et, surtout, prendre mon temps.

Un beau jour, j’ai commencé l’illustration d’un guerrier ailé. Je sais pas trop pourquoi. Je pense que j’ai avancé le dessin à tâtons et, réalisant qu’il était placé trop bas sur mon immense feuille, je me suis dit que je devais exploiter tout l’espace. Quoi de mieux qu’une paire d’ailes?

Ça a donné le résultat suivant :

g28

Dans mes folies de consommations, je m’étais acheté un numériseur. Et je voyais souvent, sur Internet, des artistes qui traçaient d’abord un dessin au plomb ou à l’encre, pour ensuite les colorier par ordinateur.

Je me suis dit que je ferais pareil, tiens.

Numériser mon dessin a été fastidieux. Mon appareil ne supportait que des feuilles 8,5 x 11 pouces, et mon illustration avait au moins deux fois cette taille. Il a donc fallu que je le scanne par morceaux pour ensuite le reconstituer avec mon logiciel de prédilection : Print Shop Deluxe. (Photoshop? Pfft!)

J’ai donc commencé ma coloration à la souris, tout en préservant mes traits originaux. J’ai fait l’armure, les vêtements, l’épée…

Et puis là, j’en suis arrivé aux ailes.

Bon.

« Comment est-ce qu’on colore ça, des ailes blanches? »

J’ai choisi un gris pâle, et j’ai essayé de mettre des ombres à travers ça. Mais le résultat donnait seulement l’impression que les ailes du personnage étaient sales. C’était pas élégant.

J’ai donc laissé mon travail en plan quelques jours.

* * *

Au travail, ma bulle devenait de plus en plus épaisse. Ma joie de vivre avait disparu. J’étais devenu un automate. J’entrais au travail, je faisais mon shift, je rentrais, je me couchais, je faisais les activités nécessaires à ma survie, et j’entrais au travail. Mes fins de semaine me faisaient chier, parce que je ne voyais en elles qu’un « court répit » avant le retour au boulot.

C’est là que j’ai commencé à m’imaginer la maison au bord de la plage.

Mes gestes pour désosser mes morceaux de viande étaient rendus des automatismes. Je n’y pensais plus. J’avais atteint le point où je pouvais travailler efficacement tout en parvenant à me projeter ailleurs, complètement ailleurs, et d’y rester. Pour fuir cette vie de fous.

Je m’étais imaginé la maison sur le bord de la plage.

Un endroit parfait. Avec rien autour. Rien. Personne pour me parler de chars-sports-femmes. Pour assurer ma survie, quelqu’un venait m’apporter un peu de nourriture chaque jour et s’en allait aussi vite qu’il était arrivé. Et moi, dans cette maison, je regardais les vagues s’échouer sur la plage et je dessinais toute la journée. Parce que c’était ça qui m’animait encore.

Une telle chose était-elle possible?

Dans ma tête, oui. Parce que j’y allais souvent.

* * *

Dans les brefs moments où je revenais à la réalité, je continuais de créer mes personnages médiévaux à Sainte-Marie-de-Beauce. Il y avait toujours cette illustration de guerrier ailé, inachevé. J’ai fait plusieurs tests pour les ailes, rien n’allait.

Alors, j’ai pété un plomb.

« FUCK IT! », que je me suis dit. J’ai pris n’importe quelle couleur et j’en ai foutu partout. Ce guerrier avait une lueur bizarre qui lui sortait par les yeux, alors pourquoi ses ailes ne seraient-elles pas magiques, après tout?

Ça a donné ce résultat :

L'Ange Arc-en-Ciel.

* * *

Entre mes journées de travail, les dessins se succédaient. C’était vraiment un exutoire. Au cégep, je dessinais pour faire de la BD et rêvais de devenir célèbre, maintenant je dessinais pour fuir. Fuir une réalité intolérable qui, je croyais, ne finirait jamais.

Bien sûr, il y avait des hauts et des bas. Quand venait l’été, les étudiants revenaient chez Olymel, et les sujets de conversation se diversifiaient un peu, mais ça durait seulement quelques mois. À l’époque les réseaux sociaux n’étaient pas encore développés, alors une fois sorti du travail, je n’avais rien pour briser mon isolation.

Et puis, j’ai fini par m’écoeurer du dessin. J’avais alors illustré une cinquantaine de personnages et je les avais remisés dans un grand portfolio. Quelle était la prochaine étape? Aucune idée. Travailler jusqu’à 60 ans et prendre ma retraite? Ça ressemblait à ça.

Un soir, on s’est réunis entre amis et on a décidé de recommencer à jouer à Donjons & Dragons. Je jubilais, tellement que j’ai réaménagé le sous-sol de mon duplex en une salle qui servirait exclusivement à tenir les séances de jeu. Je n’aimais pas les scénarios achetés, je préférais les écrire moi-même. Alors, j’ai commencé à écrire.

* * *

On a joué peut-être une quinzaine de parties, une fois aux deux semaines. On a pu terminer deux scénarios que j’avais écrits. Le premier, Les Sept Défis, se déroulait au Drakanitt oriental dans une ville qui s’appelait Roc-du-Cap. L’autre, L’ombre de l’arc-en-ciel, se passait au Continent-Coloré.

On a eu bien du fun, mais comme mes amis travaillaient ou allaient aux études, le taux d’absentéisme a fini par monter en flèche, jusqu’au jour où on a décidé de laisser faire.

Mes deux scénarios totalisaient environ 150 pages de textes. J’ai trouvé que, comme le dessin, écrire ces histoires était hyper stimulant. J’avais perdu mes joueurs de D&D, mais je pouvais quand même écrire si je le voulais. Sauf qu’au lieu d’être un scénario avec des monstres, des pièges, des trésors, des règles spéciales et des « carrés gris », ça serait un roman.

* * *

J’ai adopté une nouvelle routine à ce moment. Le matin, je me réveillais à la même heure, je déjeunais, et ensuite j’embarquais sur mon ordinateur pour écrire. Parfois, ça pouvait durer toute la journée.

Le sujet que j’ai choisi?

La maison sur le bord de la plage.

Je pensais tellement à ce lieu de rêve que j’ai décidé de le rendre concret, à travers le texte. Cette maison serait un véritable havre de paix isolé de tout. Une jeune femme y habiterait. Tout ce qu’elle ferait de ses journées : peindre. Rien d’autre. Quelqu’un viendrait lui fournir, chaque mois, tout ce dont elle aurait besoin pour vivre : vêtements, nourriture, outils, etc. Elle aurait deux filles jumelles, et ainsi elle demeurerait seule mais ne s’ennuierait jamais (à l’époque, j’avais pas d’enfants, et je n’imaginais pas qu’avec des enfants, t’es JAMAIS tranquille, mais bon…)

Cette femme s’appellerait Mosarie. Et pour le moment, c’était pas mal le sujet principal de mon histoire.

Une histoire qui s’avérait pas mal plate, au fond.

Parce que je décrivais un paradis terrestre. L’étoffer était vital pour moi, car comme je l’ai dit, c’était un exutoire, une manière de fuir. Mais côté intrigue, c’était pas vargeux.

Alors je me suis dit : « OK, admettons que c’est ma situation initiale. Et admettons que tout ce qui est trop beau pour être vrai ne peut pas durer. Que se passerait-il alors? »

Voilà les grandes bases de la série Alégracia. L’histoire était née. Il ne restait qu’à la faire grandir.

* * *

Heureusement, ma situation a commencé à s’améliorer. J’ai éventuellement entrepris les démarches pour sortir d’Olymel, de sorte que je puisse continuer ma vie dans un domaine qui me plairait davantage. Mais tout ne s’est pas fait en une journée.

Je raconterai tout ça dans le prochain billet.

La genèse d’Alégracia #2 : Les années sombres
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